De quelle manière la crise du coronavirus influence-t-elle les rapports entre le médecin et le patient ? Et de quelle façon le regard de la société sur les professions médicale et infirmière change-t-il ? Nous avons convié deux experts en la matière à un entretien : le professeur de sociologie honoraire Ulrich Oevermann et la sociologue Marianne Rychner. L’entretien par vidéoconférence s’est transformé en un débat au cours duquel les deux intervenants se sont tour à tour complétés, contredits, remis d’accord, au point de continuer d’argumenter des heures durant après la fin de l’entretien à proprement parler. C’est la raison pour laquelle il n’est plus possible d’attribuer les propos reproduits plus bas à l’un ou à l’autre.
Ulrich Oevermann est le fondateur de l’herméneutique objective, une méthode sociologique d’interprétation des faits sociaux. Cette démarche consiste à analyser des textes pour en faire émerger des structures de sens objectives. Pour ce faire, les règles d’action sociale inhérentes au langage sont reconstruites. Les axes de recherche d’Ulrich Oevermann incluent la théorie de la professionnalisation. La notion de profession se rapporte ici à des « métiers » tels que ceux de médecin, d’avocat, de prêtre ou de thérapeute, qui aident leurs « clients » à résoudre une crise.
Marianne Rychner est enseignante à différentes hautes écoles de Suisse. Dans sa thèse de doctorat intitulée « Grenzen der Marktlogik » (Les limites de la logique du marché), elle a examiné les pratiques médicales.
Nous parlerons ci-après du pacte de travail entre le médecin et le patient. Pouvez-vous expliquer brièvement ce qu’il faut entendre par là ?
Le sociologue part de l’hypothèse de base que les médecins sont des spécialistes de la résolution suppléante des crises dans le domaine de la médecine. Pour conserver son autonomie, l’individu doit résoudre lui-même les crises qui surviennent dans sa vie. Or, lorsqu’il tombe malade, il n’est plus en mesure de le faire. Il confie dès lors cette tâche à un médecin. Il en résulte un paradoxe : en recourant à la résolution suppléante de crise par le médecin pour restaurer son autonomie, le patient entre dans une nouvelle dépendance. Il dépend de la prestation du médecin. Cette dépendance doit pour cette raison comprendre une composante qui assure néanmoins l’autonomie du patient. Cette condition est réalisée par le libre choix du médecin, dont découle le pacte de travail. Le patient entre dans la relation avec le médecin de son plein gré et s’engage à suivre les instructions de ce dernier. C’est pourquoi la prestation du médecin n’est pas comparable à une marchandise à acheter et elle ne doit pas être objet à publicité, ou seulement dans une mesure limitée. Le pacte de travail ne se réfère donc jamais à un rôle, mais à la personne entière.
Ce pacte de travail est-il influencé par l’actuelle crise du coronavirus ?
Fondamentalement, elle ne change rien au pacte de travail concret en cas de maladie du patient, pourquoi cela devrait-il être le cas ? Il devient juste plus évident qu’il ne faut pas se rendre chez le médecin pour le moindre bobo, et la primauté du bien commun apparaît plus fortement, non seulement au médecin, mais aussi au patient. Cela soulève la question de savoir si la lutte contre une pandémie est en même temps une sorte de pratique collective. Dans une certaine mesure, oui : le médecin chargé de la résolution suppléante des crises n’est ici qu’indirectement impliqué. Le public voit et entend surtout les virologues, qui agissent comme prestataires de services du monde politique. Cependant, les experts que sont le virologue ou l’épidémiologiste ne s’engagent normalement pas dans un pacte de travail individuel avec les patients. Ils conseillent plutôt les politiciens quant aux mesures à prendre pour tous les patients potentiels en tant que collectif. Lorsque ces experts ne parviennent pas à s’accorder tandis qu’ils conseillent le monde politique, le pacte de travail collectif, et donc la mise en œuvre des mesures, est difficile. Il n’est pas non plus surprenant qu’ils ne soient pas toujours d’accord, car aucune science ne peut voir dans l’avenir. Mais elle peut prétendre à la logique du meilleur argument. Ainsi, dans la mesure où les épidémiologistes et les virologues argumentent de manière crédible, les gens acceptent volontairement les restrictions, de sorte que l’on peut parler, jusqu’à un certain degré, d’un pacte de travail collectif. C’est pourquoi il importe aussi de respecter les droits fondamentaux et de ne pas imposer de restrictions inutiles. Daniel Koch, le responsable de la division Maladies transmissibles de l’OFSP, le fait d’ailleurs très bien. Il inspire confiance. Lors de ses apparitions publiques, il ne parle pas comme un politicien, mais avec la voix calme et posée d’un médecin.
Pourquoi est-ce important ?
On ne peut pas faire confiance à un politicien comme on fait confiance à un médecin. Le métier de politicien ne se laisse pas professionnaliser. Les politiciens peuvent être considérés comme des clients des professions qui les conseillent, mais ils doivent en fin de compte décider de manière autonome. La crise actuelle montre donc clairement quelles sont les responsabilités et les compétences de la profession médicale. Cela tient également au fait que pour les politiciens, parce qu’ils veulent être élus, la mise en scène et, fréquemment, l’aspect idéologique ont plus d’importance, tandis que les médecins, dans l’exercice de leur profession, font passer l’aspect pragmatique, concret, avant l’aspect général, idéologique.
Par le passé, vous avez dit que la pratique médicale peut pâtir de mesures telles que l’introduction des soins intégrés. Observez-vous actuellement un renforcement de la pratique médicale ?
Oui, en ce sens que tous savent que des prestations médicales professionnelles sont indispensables. Toute personne qui est gravement atteinte du COVID-19 n’a plus d’autre choix que de s’en remettre à une assistance médicale compétente sous forme de soins intensifs. Le problème est que cela nécessite des contacts personnels étroits, ce qui peut actuellement être dangereux pour le personnel médical et les autres patients. Le patient doit pouvoir compter sur le fait que tout sera entrepris pour prévenir les infections. Cela montre clairement que, tout comme dans le pacte de travail, le médecin ne se résume pas à un simple rôle, il est aussi une personne à part entière. En des temps apparemment plus normaux, c’est en principe la même chose, sauf que cela devient plus visible dans la situation actuelle.
Après que le Conseil fédéral a intimé aux médecins-dentistes de ne plus traiter que les urgences en raison du risque d’infection, le représentant d’une société de discipline dentaire a déclaré : « Il est possible que certains patients subissent les conséquences (de cet ordre) sous forme de perte de dents ou de complications, mais dans la situation actuelle, la collectivité a préséance sur l’individu. » Que répondez-vous à cela ?
On peut voir ici que dans la pratique médicale (et dentaire), il s’agit aussi de peser les risques avec pragmatisme, comme pour tout dans la vie, mais que cette pondération peut avoir davantage de conséquences pour l’ensemble des parties concernées. Les soins dentaires ne sont en effet pas non plus un produit commercial. En principe, ces considérations ne s’appliquent pas spécifiquement au coronavirus, mais de manière générale à toutes les maladies infectieuses, telles que le VIH ou la rougeole. Dans le cas du coronavirus, la situation est particulièrement aiguë du fait du risque d’infection. Lorsque le représentant des médecins-dentistes s’exprime comme il fait, il dit en substance qu’il considère que les prescriptions de l’OFSP sont raisonnables et qu’il s’y conformera, même si ses recettes diminueront de ce fait, de manière analogue à toutes les autres professions qui doivent restreindre leurs activités dans ces conditions particulières.
Le représentant d’une autre organisation de médecins a récemment déclaré : « Même dans la situation d’urgence actuelle, la préservation de la force économique continue de jouir d’une plus grande considération que la prévention de milliers de décès. » Est-ce ainsi que vous voyez les choses ? La logique économique est-elle encore dominante, alors que la logique médicale devrait pourtant prévaloir davantage ?
S’agissant de tels propos, la question est toujours de savoir à quoi ils se rapportent concrètement. Dans le cadre d’un débat, par exemple avec des économistes qui préconisent une propagation rapide du virus au sein de la population dans le but de favoriser l’immunité collective, le représentant en question a évidemment raison. S’il est abstrait, son propos est par contre difficile à évaluer. Je ne connais pas de calcul ou de simulation à même de montrer le nombre de décès qui pourraient être empêchés en évitant une situation d’urgence économique, et le nombre de décès qui sont susceptibles de découler d’une réduction des mesures médicales, et quel facteur influence quel autre et de quelle manière. Je ne présume pas non plus que des modèles absolument fiables sont possibles. Tout ce que l’on peut dire, c’est que les mesures mises en place pour prévenir les décès d’origine médicale tendent naturellement à restreindre la vie économique et qu’il faut, à moyen et long terme, une économie fonctionnelle pour maintenir le système de santé en état de fonctionnement. Mais il est clair que, pour garantir la survie de l’homme – et donc pour préserver la dignité humaine –, la société doit accepter des coûts et des restrictions dans d’autres domaines. Il n’est, à mon avis, pas particulièrement rationnel de créer une dichotomie entre ces deux aspects.
La crise change-t-elle la vision du système de santé ?
Face à cette crise, la sensibilité en faveur de la préservation des conditions de la santé humaine, de l’intégrité de la pratique de la vie individuelle est croissante. C’est ce que montre également l’évolution des réactions de la population dans les régions du nord de l’Italie, particulièrement touchées par la crise.
À quoi pensez-vous concrètement ?
Beaucoup de choses qui étaient considérées comme allant de soi auparavant ne sont soudainement plus possibles : par exemple, enterrer les défunts avec dignité. Dans cette crise, qu’ils traversent tous ensemble, les citoyens font entendre leur voix en chantant le soir sur leur balcon. Et l’orientation sur le bien commun de la pratique médicale apparaît aussi plus clairement, bien qu’elle était naturellement déjà indispensable jusqu’ici.
L’importance des soins a été une question majeure en Suisse ces dernières années, mentionnons à ce propos par exemple l’initiative populaire sur les soins infirmiers. En public, elle a été discutée principalement sous l’angle des coûts. Comment la crise change-t-elle le regard porté sur la profession infirmière ?
La crise des soins infirmiers, qui était déjà connue, est devenue encore plus évidente, de même que le fait, déjà mentionné, que les prestations médicales ne sont pas un produit. Ces dernières années, cette attitude a parfois été qualifiée de quelque peu désuète. Mais le fait qu’aujourd’hui beaucoup de gens applaudissent les médecins et le personnel infirmier ou les qualifient de héros et d’héroïnes montre que cette prestation est quelque chose de spécial et que même après la crise, il importera d’en être conscient et d’en tenir compte dans la formation et la rémunération du personnel infirmier.
L’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) a-t-elle raison de dire qu’en raison de la pénurie d’appareils respiratoires, chacun devrait maintenant se demander s’il souhaite être placé sous respiration artificielle ?
Certes, du point de vue du patient potentiel, il est indiqué de réfléchir à ces questions et d’exprimer ce dont on ne veut absolument pas dans les zones grises du faisable, mais il en a toujours été ainsi. La difficulté est ici que, en tant que profane, vous ne pouvez jamais savoir exactement ce que l’une ou l’autre mesure signifie réellement à un moment donné. Dans cette situation aussi, on dépend en fin de compte de la résolution suppléante des crises ; je considère que le patient absolument mature est une illusion. Par exemple, j’ai moi-même, si je me souviens bien, déclaré il y a quelques années que je ne voulais pas être réanimé et placé sous respiration artificielle, le cas échéant. Cependant, au vu de l’épidémie actuelle, je n’en suis plus si sûr malgré mon âge, car les problèmes respiratoires sont ici constitutifs d’une grave maladie, et la respiration artificielle est donc la thérapie la plus importante. Reste à savoir, bien entendu, dans quelles conditions et avec quels antécédents médicaux une guérison est possible sans séquelles permanentes handicapantes. Qui peut le savoir à l’avance ? En cas de doute, le médecin en qui j’ai confiance peut probablement l’évaluer mieux que moi. À l’heure actuelle, je considère donc que les recommandations émises dans les médias posent problème, non seulement parce qu’elles peuvent mettre les personnes âgées sous pression, mais aussi parce qu’elles suggèrent qu’il existe des critères objectifs susceptibles de remplacer la pondération du cas individuel par le médecin traitant.
Le triage et le rationnement ont toujours fait partie intégrante de l’activité du médecin. Ces décisions se voient-elles attribuer une nouvelle essentialité dans la crise actuelle ? Un jour, vous avez dit : une décision est toujours prise en situation de crise, sinon ce n’est pas une décision.
La décision de triage, quelle que soit sa nature, est au fond le pain quotidien du médecin. Je ne voudrais pas être traité par un médecin qui est incapable de prendre de telles décisions. Mais je dois pouvoir compter sur le fait que le médecin ne prend pas simplement des décisions selon un schéma standard, mais qu’il inclura naturellement sa connaissance du cas d’espèce dans le processus de décision. Le pacte de travail est en effet plus qu’une simple relation de rôles. Il exige que le médecin perçoive le patient concret comme une personne à part entière ; le pacte de travail doit donc aussi inclure un soutien palliatif en cas de processus de mort inéluctable. Dans les cas où la mort est certaine ou souhaitée par le patient, il serait cependant absurde de l’hospitaliser et de le placer en soins intensifs. Pas uniquement pour des considérations de coût et de ressources, mais aussi parce que, justement dans le cas du coronavirus, la personne mourante pourrait dire au revoir à ses proches de manière plus appropriée.
Le présent article a été rédigé dans le cadre d’une coopération entre le SDJ, Politik+Patient, le magazine du Verband deutschschweizerischer Ärztegesellschaften (Vedag), et doc.be, le magazine de la Société des médecins du canton de Berne.